« L’Art est une blessure devenue Lumière » Georges Braque

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mardi 3 août 2010

(05) le vrai prix des asperges

Prière à un Ami




Quand tu te promèneras à nouveau dans ton 4X4 rutilant sur les routes des rêveurs, celles que l’on nomme côtières ou secondaires et qui te font pester contre les cassis, les limitations de vitesse et les défaillances du réseau gsm,


mais celles que j’aime à sillonner tranquillement pour sentir battre mon âme au diapason de mon vrai pays,

entre les champs désespérés par la sècheresse,
si tu aperçois un bâton au bout duquel pendouillent quelques bottes d’asperges sauvages, un filet crasseux rempli d’escargots ou 3 petits poissons réunis par le brin de doum qui leur traverse les ouïes,

toi qui apprécies les grillades au charbon de bois, la vinaigrette-rémoulade allégée et le bouillon de gastéropodes façon aghlal*,

avant de t’arrêter, regarde-bien : à l’autre bout du bâton, sous le journal ingénieusement plié qui protège son crâne des embruns et du soleil, il y a … un homme.

Et dans le cœur de cet homme, tu le sais, il y a vraisemblablement 4 ou 5 gamins affamés, une épouse dépendante, une mère grabataire, une sœur  divorcée …

Et dans la tête de cet homme qui achève une rude journée, il n’y a que lassitude, soif de repos, incertitudes de la prochaine pèche ou de la prochaine cueillette, inquiétudes de la prochaine faim …

Si tu n’as rien vu de tout cela, mon ami, passe ton chemin.

Mais si tu as bien vu tout cela et que tu viens garer ton engin indécent à 10 cm de ses pieds calleux en l’enveloppant d’un énième nuage de poussière et de gaz d'échappement,

si je me trouve avec toi, mon ami, ne gâche pas ma balade,
par pitié, donne à ce pauvre bougre les 50 dirhams* qu’il sollicite. Une froide nuit de pèche endurée sur les rochers (oui, mon ami, le poisson est moins difficile dans le noir), une journée commencée à l'aube pour, plié en deux, déterrer tes asperges et    débusquer tes escargots (oui, mon ami, ça se ramasse  de préférence aux aurores) , et enfin 3, 4 ou 5 heures sous la canicule à faire le pied de grue au bord de l'asphalte pour attendre et se farcir des zigotos de ton espèce, tout çà, ça ne vaut pas 50 dirhams ?

Donne-lui ses 50 dirhams et laisse-le rejoindre sa cabane désolée. Ne nous joue pas le «non-pigeon» scandalisé, ne manque pas lui démonter le bras en remontant avec colère tes vitres fumées électriques, ne fais pas mine de redémarrer pour l’obliger à te courir après et à accepter le sordide rabais de 50% que ton chantage lui impose. Et lorsqu’est enfin conclu votre deal léonin, maintenant que tu lui as arraché les c...,  ne feins pas de fouiller longuement et sans vergogne au fond de tes poches Hugo Boss pour ne pas y trouver les derniers 2 sous d'appoint que tu espères encore lui extorquer …

Et surtout, mon ami, si je suis encore là, épargne-moi la longue leçon de commerce primaire qui te pend déjà aux lèvres, épargne-moi tes envolées oiseuses sur ma naïveté et ma sensiblerie et dispense-moi de tes théories fumeuses sur le juste prix économique des choses !

Donne-lui ses 50 dirhams !

Une fois rendu à destination, quand tu retrouveras le confort de ta luxueuse villa climatisée, tu pourras toujours expier ta générosité forcée en fumant quelques Marlboro de moins ou en défalquant le centuple sur l’argent de poche de ton fils qui ne s’en rendra même pas compte … Ah! oui, la dernière fois, tu avais harcelé téléphoniquement, une demie heure durant, ta femme de ménage et ton épouse pour coordonner les préparatifs urgentissimes des petites « ch’hiwates* » annoncées ; ce faisant, ne te semblait-il pas indécent, stupide, et économiquement indéfendable de verser à ton opérateur gsm, par simple impatience capricieuse, une somme supérieure à celle payée pour les denrées elles-mêmes ?

Mon ami, le soir venu, tandis que le gueux sera déjà retourné se meurtrir les fesses sur les rochers , tandis qu’il se pourlèchera encore les babines des quelques rondelles de mortadelle que ta libéralité lui aura permis d’ajouter à son habituelle ratatouille, tandis que sa compagne s’endormira, seule et rompue de fatigue dans ses guenilles sales, tandis que ton épouse à toi déambulera en dessous Cacharel, fleurant bon quelque Dior capiteux et agitant gracieusement 10 doigts fraichement vernis Guerlain, tandis que ta masseuse te rejoindra près du  jacuzzi qui se vide dans un discret feulement, tandis que vous vous pomponnerez pour vous rendre à "l’assommant-gala-de-charité-payant que vous ne pouvez pas manquer  pour ne pas déplaire à M. le Gouverneur qui a personnellement fait confirmer votre présence par sa secrétaire" ..., tandis que régalé de poisson frais et d’asperges bio tu te feras servir le « petit dernier pour la route », tandis que clinquant comme un sou neuf tu traqueras dans ton miroir la moindre trace d'imperfection sur ta face autosatisfaite,

TANDIS DONC,

pense au misérable à qui tu auras, pour une fois, filé 50 balles sans marchander interminablement et ignominieusement ; tu auras alors, peut-être, un tout petit peu moins honte de l’abruti que tu vois dans ton miroir. Et tu verras, ça fait plus de bien que d’économiser 20 balles sur le dos de la misère.


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·        aghlal : petits escargots sauvages à la marocaine ; recette très relevée et parfumée, servie avec son bouillon et bien connue des touristes fréquentant la place Djemaa El Fna à Marrakech
·        ch’hiwat : petites envies, gourmandises (en dialecte marocain)
·        le dirham est la devise marocaine : 1 dh = 11 centimes d’euro

1 commentaire:

  1. Merci car...
    pas plus tard qu'à six heures je m'ennorgueuillais de mon pouvoir de négociation...Hors celui ci réside moins en mon talent qu'en un combat à arme inégale...il est difficile de ne pas céder à la faim.

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